Adolfo Kaminsky © mahJ / Christophe Fouin
Disparition d'Adolfo Kaminsky
C’est avec une profonde tristesse que le mahJ a appris la disparition d'Adolfo Kaminsky, lundi 9 janvier 2023, à l’âge de 97 ans. Paul Salmona, directeur du mahJ, lui rend hommage.
Autoportrait dans son laboratoire, Paris, 1947
© Succession Adolfo Kaminsky
Adolfo Kaminsky : la vie vraie d’un faussaire
Hommage de Paul Salmona, directeur du mahJ
Adolfo Kaminsky nous a quittés le 9 janvier. Militant clandestin pendant quatre décennies, il était demeuré un artiste inconnu jusqu’à une période récente. Son travail de faussaire – au service de la Résistance, mais aussi des organisations juives en France sous l’Occupation, de l’armée française, de la Haganah et du groupe Stern, puis des réseaux d’aide aux mouvements de libération du tiers-monde et aux opposants aux dictatures européennes – lui imposait la discrétion. Technicien génial des faux papiers, mais aussi de la photographie industrielle, Kaminsky n’a presque pas montré son œuvre de photographe. Pour paraphraser les frères Lumière « Pas de photo sans Lumière », pas de reconnaissance sans exposition : photographe de l’ombre, Kaminsky le fut donc doublement, et s’il n’exposa pas c’est pour ne pas exposer les autres.
Pourtant son œuvre mérite que l’on s’y attarde, et non pas seulement au regard de sa vie si singulière : rues désertes, quais de la Seine, péniches amarrées, mannequins nus, brocanteurs attendant le chaland, amoureux dans la nuit, néons innombrables, libraires barbus, enfant à la fontaine, reflets sur les trottoirs après la pluie, contrôleur de bus à plateforme, éclusiers sur le canal Saint-Martin, rémouleur ambulant, pêcheur à la ligne qui captent admirablement le Paris populaire des années 1950… Une série de photographies industrielles est marquée par l’esthétique constructiviste ; quelques vues de ports pourraient évoquer un désir des lointains, un goût de l’ailleurs qu’aurait comblé un Sud algérien immuable... Enfin, des enfants dans une chambre et un visage féminin suggèrent des souvenirs de famille.
Or les vues de Paris doivent leur beauté au regard distancié d’un étranger épris de la « ville lumière » : il fallait être juif russe émigré en Argentine et retrouvant la France pour l’aimer ainsi, à l’instar de la passion française d’un René Goscinny, dont la famille était originaire de Pologne et d’Ukraine, et qui avait passé son enfance à Buenos Aires. Les photographies industrielles sont la trace artistique de cette « couverture » professionnelle qui fut celle de Kaminsky. Les vues du port de Marseille ne doivent pas tromper, car rien de touristique ici : il s’agit du départ des émigrants pour Israël, auquel le photographe avait contribué comme faussaire en produisant de faux papiers dans les années précédant la fondation de l’État. Les vues de l’Algérie sont prises après que Kaminsky, pressentant que son activité clandestine risquait d’être mise au jour, s’est « mis au vert » outre-Méditerranée dans les années 1970 ; elles brossent le portait d’un pays encore traditionnel, que venaient de quitter les pieds noirs et les juifs, mais ouvert aux coopérants français et où le photographe rencontrera sa femme. Enfin, ces enfants dans une chambre sont des orphelins de la Shoah, et l’on retrouve-là une cause qui l’anima jusqu’à l’épuisement sous l’Occupation, celle du sauvetage des juifs pour lequel la fabrication des faux papiers et le maintien de réseaux d’exfiltration furent des combats aussi essentiels, même si moins glorieux, que la résistance armée.
Rien n’est anodin dans ce corpus photographique. C’est l’œuvre d’un homme épris de liberté, aux identités multiples : juif et athée, argentin, russe et français, solitaire et solidaire, résistant anonyme mais essentiel à son réseau, militant humaniste non violent et tiers-mondiste, teinturier, faussaire et photographe. Quoique surnommé « le technicien » dans la Résistance, c’est à l’artiste que rendait enfin justice l’exposition « Adolfo Kaminsky, faussaire et photographe » que le musée d’art et d’histoire du Judaïsme lui avait consacré en 2019. Elle fut reprise au musée de Vire, où il avait vécu adolescent de retour d’Argentine ; elle est présentée au musée Edmond Michelet de Brive-la-Gaillarde jusqu’au 27 mai 2023. On retrouve un certain nombre de ses images dans Adolfo Kaminsky. Changer la donne, publié par les éditions Cent Mille Milliards en 20191, et dans la belle « autobiographie » Adolfo Kaminsky. Une vie de faussaire2 due à sa fille Sarah, disponible en « Livre de Poche ». Une vie de faussaire mais une vie vraie, et quelle vie !
Regardez la vidéo de la rencontre exceptionnelle d'Adolfo Kaminsky à l'auditorium du mahJ le 22 mai 2019.
Hommage du Times of Israël paru le 9/01/2023.
1 Ce texte reprend et complète la préface de l’ouvrage.
2 Calmann-Lévy, 2009 ; rééd. Livre de Poche, 2020.