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6. Les juifs d’Amsterdam

Vers la fin du XVIe siècle, les routes migratoires des juifs et des nouveaux-chrétiens espagnols et portugais, jusqu’alors essentiellement dirigées vers la Méditerranée, s’orientent vers l’Europe du Nord et de l’Ouest.

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Vue de la salle Juifs d'Amsteram

Après leur sécession des Pays-Bas espagnols en 1581, les Provinces-Unies calvinistes représentent un havre de paix pour de  nombreux étrangers persécutés par l’Église catholique, notamment des juifs d’origine ibérique (séfarades1), dits « portugais ». Arrivés pour les premiers vers 1600 – plus d’un siècle après les édits d’expulsion d’Espagne (1492) et du Portugal (1496) –, il s’agit principalement de conversos ou « nouveaux chrétiens », aussi nommés marranes2, persécutés par l’Inquisition3 qui les soupçonne
de pratiquer le judaïsme en secret.

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Amsterdam : la rencontre de deux diasporas

À Amsterdam, ces convertis renouent avec la religion de leurs ancêtres et réapprennent l’hébreu, tout en continuant à parler espagnol ou portugais. La communauté s’organise, ouvrant oratoires et écoles. La grande synagogue érigée en 1675 restera longtemps la plus vaste au monde. Amsterdam supplante aussi rapidement Venise comme capitale de l’édition hébraïque, imprimant des livres diffusés dans toute l’Europe occidentale. Si la communauté jouit d’une grande autonomie, la crainte de perdre la confiance des autorités locales la pousse à une stricte orthodoxie, d’où l’excommunication du philosophe Baruch Spinoza en 1656.

De nombreux juifs portugais font fortune dans le commerce international ou la finance grâce à leurs réseaux familiaux et à leurs connaissances linguistiques. Ces riches négociants mènent grand train et adoptent les pratiques des autres notables hollandais du « siècle d’or ». Des juifs ashkénazes4, d’origine allemande ou polonaise, vivent aussi à Amsterdam. Ils sont souvent très pauvres et les deux communautés se côtoient sans se mêler.

Les Provinces-Unies abritent environ huit mille juifs portugais à la fin du XVIIe siècle, dont les trois-quarts à Amsterdam. Certains gagnent d’autres ports comme Londres, Hambourg, Bordeaux, Bayonne… ou le Nouveau Monde, tout en conservant un lien important avec les rives de l’Amstel.

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1 Séfarades : « Espagnols » en hébreu, juifs de la péninsule ibérique et leurs descendants. Aussi utilisé pour désigner les juifs d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient par opposition à « ashkénazes ».

2 Marranes : juifs convertis accusés de pratiquer leur religion en secret.

3 Inquisition : tribunal crée au XIIe siècle par l’Église pour combattre l’hérésie.

4 Ashkénazes : littéralement « allemands », juifs du monde germanique, et par extension d’Europe orientale.

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Pour aller plus loin

De la péninsule ibérique à l’Europe du Nord

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Berckheyde, Synagogues séfarade  et ashkénaze à Amsterdam

Gerrit Adriaenszoon Berckheyde (Haarlem, 1638 - 1698), Gezicht op de Grote en Portugese Synagoge te Amsterdam (Vue de la grande synagogue et de la synagogue portugaise d’Amsterdam), Amsterdam, 1682, huile sur toile, 58,5 × 73,1 cm, dépôt du musée de Picardie, Amiens

Durant les dernières années du XVIe siècle, des groupes de marchands portugais s’établissent à Hambourg et à Amsterdam ainsi que dans le Sud-Ouest français, où les nouveaux-chrétiens reçoivent du roi Henri II des lettres patentes en 1550. L’implantation de ces foyers séfarades inaugure la réinstallation des juifs en Europe occidentale, d’où les expulsions de la fin du Moyen Âge les avaient chassés. La renaissance au XVIe siècle du concept de raison d’État et l’émergence des idées mercantilistes concourent à expliquer cette évolution des attitudes et des mentalités occidentales à l’égard des juifs. Les modalités juridiques de ce retour sont diverses. Dans les localités du Sud-Ouest français où ils ont été officiellement reçus comme nouveaux-chrétiens, les juifs reviennent progressivement à une pratique patente du judaïsme. À Amsterdam, les juifs dits « portugais » jouissent d’une entière liberté de conscience et d’organisation. À Hambourg, la pratique du judaïsme est tolérée, mais les tensions avec le sénat et le clergé luthérien sont vives durant tout le XVIIe siècle. En Angleterre, la réadmission officieuse des juifs sous Cromwell fournit un cadre libéral au développement de la nation portugaise. À partir du milieu du XVIIe siècle, la diaspora séfarade s’étend vers le Nouveau Monde avec l’établissement d’importantes communautés à Curaçao, au Surinam, en Jamaïque.

Par sa vitalité religieuse, intellectuelle, artistique et sa prospérité économique, la communauté portugaise d’Amsterdam, dite Talmud Torah, acquiert une autorité et un prestige reconnus par l’ensemble du monde juif. Afin d’encadrer le retour au judaïsme normatif des nouveaux-chrétiens enfuis de la péninsule Ibérique, elle se dote de nombreuses institutions d’éducation et de bienfaisance. Ce souci d’orthodoxie éclaire la mise au ban de penseurs critiques du judaïsme rabbinique, tel Ouriel da Costa ou encore le jeune Baroukh Spinoza. Dans la diaspora séfarade d’Occident, Amsterdam a le rang de métropole : ses institutions, inspirées du modèle vénitien, servent de modèle aux communautés judéo-portugaises jusque dans le Nouveau Monde ; son séminaire rabbinique, Ets Hayyim, Amsterdam devient un vivier de personnel rabbinique pour l’ensemble de la diaspora séfarade. Malgré les distances, ces « nations portugaises » entretiennent avec Amsterdam des relations étroites, vaste réseau d’entraide fondé sur le sentiment d’une appartenance commune, ainsi que sur de nombreux liens familiaux et commerciaux. Implantés dans les principales places maritimes d’Europe occidentale, les négociants juifs portugais contribuent à l’essor de l’économie atlantique et du commerce avec les Indes orientales et occidentales. Le succès de certaines entreprises familiales, celle des Gradis à Bordeaux par exemple, et l’adoption d’un mode de vie aristocratique par une fraction de l’élite séfarade – les Lopes Suassos, Belmonte, Nunes da Costa à Amsterdam – confèrent à cette prospérité une forte visibilité ; néanmoins la réalité sociale de ces communautés est infiniment plus contrastée.

Menasseh Ben Israel et Benedictus Spinoza

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Baruch Spinoza
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Baruch Spinoza, Estampe, XVIIe siècle

Issu d’une famille de juifs lisboètes convertis réfugiés à Amsterdam, Menasseh ben Israel publie son premier livre, un manuel de grammaire, à l’âge de dix-sept ans. Il fonde la première imprimerie hébraïque à Amsterdam (1626), publiant des ouvrages en hébreu, en espagnol et en portugais. Son livre El Conciliador (1632-1651), qui tentait de concilier des passages bibliques apparemment contradictoires, lui vaut une réputation considérable dans les cercles chrétiens. Ses ouvrages et ses discours, qui présentaient le judaïsme sous une lumière positive, sa connaissance de plusieurs langues et son érudition extraordinaire, firent de lui le représentant du judaïsme et l’intermédiaire par excellence pour le monde chrétien. Homme engagé dans son siècle, il se fit l’avocat du retour des juifs en Angleterre auprès de Cromwell.

Issu lui aussi d’une famille de juifs portugais installés à Amsterdam, Benedictus Spinoza reçoit une éducation juive orthodoxe avant de s’initier au latin et à la philosophie juive et chrétienne. Lecteur de Descartes, il adopte une attitude de libre penseur et de critique, partisan de la modernité rationaliste dans la pensée religieuse. Cette position lui attire très tôt les foudres des rabbins de son temps, qui le tiennent pour athée ou hérétique. Cela lui vaut l’excommunication (herem) en 1656, puis l’exil, en 1660. Beaucoup voient dans son traité théologico-politique (1670) et dans son œuvre principale, L’Éthique (publiée à titre posthume en 1677), une menace pour le judaïsme, une négation des principes fondamentaux de ce dernier.

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